Composer sa liste pour surmonter la crise démocratique
L'élection municipale, ce n'est pas que choisir un.e maire. C'est aussi désigner une assemblée en charge de représenter la population. Toute la population ?!
A un an de l’élection, l’heure est aux tractations : qui va partir avec qui ? Et surtout, quelle sera la tête de liste ? Car les municipales ont beau être un scrutin de liste, elles sont souvent abordées (par les médias comme par les candidats) comme s’il s’agissait de 35 000 mini-élections présidentielles. Dans cette troisième lettre, nous voudrions vous montrer en quoi cela pose problème, et pourquoi il est essentiel de replacer les assemblées locales et leur composition au centre de la campagne.
Pour lire notre lettre précédente sur “Faire campagne face au backlash écologique”, c’est ici.
Chers futurs élus municipaux,
« Engagez-vous ! » Face à la crainte d’une crise des vocations, les appels à volontaires se multiplient en vue des prochaines municipales. Que ce soit dans la bouche d’une activiste, d’un directeur d’association des maires ruraux ou des élus eux-mêmes. Avec à chaque fois la même angoisse : arrivera-t-on à trouver assez de candidats pour pourvoir les 500 000 postes d’élus municipaux ?
"On parle beaucoup de la grande démission des maires, mais pas assez de celles des autres élus municipaux " nous alertait un maire de l’Oise en octobre dernier. “Alors qu’elle est encore plus massive, et tout aussi problématique !”
Au burn-out des maires répond le bore-out des “simples” élus municipaux, qui finissent par se demander à quoi ils servent. C'est particulièrement vrai pour les élus sans délégation exécutive (de l'opposition comme de la majorité), qui se retrouvent réduits à faire de la figuration lors des conseils municipaux ou des évènements publics auxquels le maire n'a pas le temps d'aller.
La focalisation sur les têtes de liste lors de la campagne accentue ce décalage. Elle renforce une forme de centralisation du pouvoir local en la légitimant. En même temps qu'elle contribue à fragiliser la figure du maire elle-même : à concentrer le pouvoir, les maires finissent par être tenus responsables de tout.
On touche là au coeur de la crise démocratique locale. A force de mettre l'accent sur leur rôle de “décideurs”, on finit par en oublier la fonction représentative des élus locaux. "Je ne sais plus quoi faire de mon conseil municipal" nous ont dit nombre de maires en réaction à notre bouquin. Quand le gouvernement (local) se demande à quoi sert le parlement, c'est qu'il y a un problème...
Les assemblées municipales (et communautaires) ont pourtant un rôle clé pour représenter la population dans toute sa diversité. Si c'est parfois plus facile d'être seul pour piloter efficacement, il faut nécessairement être plusieurs pour réussir à représenter d’autres que soi. C’est par la confrontation de points de vue que l’exécutif (et l’administration) peuvent prendre conscience de leurs biais et intégrer d’autres réalités vécues. On l’a vu lors du Covid, où les élus municipaux ont joué un rôle important pour faire remonter des vulnérabilités pas toujours bien identifiées, et tenter de les accompagner au mieux. Cet enjeu représentatif se retrouve sur les questions de transition pour anticiper l’effet backlash de politiques écologiques perçues comme injustes et/ou inadaptées. Pour que l’action publique soit acceptable, il faut que tous les habitants estiment que leurs situations ont (également) été prises en compte.
Voilà la principale mission des conseils municipaux. Et voilà ce qui devrait (aussi) guider la définition du casting pour les six ans qui viennent.
Haut les coeurs
Manon Loisel et Nicolas Rio
Exercice pratique : le « qui-est-ce ? » des élus dont votre conseil municipal aurait besoin
La composition de la liste, c’est toujours un casse-tête tant il y a de variables à prendre en compte et d’équilibres à respecter. Comme praticiens de l’action publique, on observe ça de loin. Ce que nous constatons à l’arrivée, c’est le décalage persistant qu’il y a entre la sociologie des élus et celle de la population. Et tous les biais que cela produit au quotidien, dans la hiérarchisation des problèmes comme dans la conception des solutions (en plus d’alimenter une forme de distance/défiance entre les citoyens et leurs représentants).
On entend beaucoup que “tout le monde pourrait devenir élu municipal”, mais est-ce si vrai que cela ? Quelle sera la capacité de votre (future) assemblée municipale à réduire les inégalités de représentation pour tenir la promesse démocratique selon laquelle chaque personne compte à part égale ? Le défi est de taille ! Et une partie de la réponse se trouve dans la composition de la liste.
Pour prendre la mesure du défi, nous vous proposons d’esquisser le portrait-robot de votre future liste. A quoi ressemblerait votre conseil municipal s’il s’agissait d’un échantillon représentatif de votre population ? Il ne le sera jamais complètement, mais l'exercice permet d’objectiver les phénomènes de sur-représentation / sous-représentation pour identifier les marges de progression. Pas besoin d’être exhaustif pour identifier les marges de progression. Dans le tableau ci-dessous, nous suggérons quelques variables sur lesquelles ça vous serait utile de faire l’exercice, en complément de la parité femmes-hommes et de la diversité générationnelle. Il suffit de reprendre les données INSEE de votre commune (disponibles en ligne ici) pour les rapporter au nombre de conseillers municipaux.
Les CSP : quelle place pour les ouvriers et employés dans les conseils municipaux ?
La représentation politique se caractérise par une sur-représentation des cadres et des retraités, et par invisibilisation des ouvriers et des employés dans les assemblées politiques. C’est vrai à l’Assemblée nationale, comme dans les conseils municipaux. Vous en connaissez beaucoup vous des maires employées ou des présidents d’interco ouvriers ? Ce biais sociologique n’est pas sans conséquence lorsqu’il s’agit de définir la stratégie de développement économique du territoire, de voir comment la commune pourrait améliorer les services à la personne, de savoir s’il faut ou non accepter ce projet d’entrepôt logistique ou de se préoccuper du sort des travailleurs mobiles. Quelle est la part des habitants qui sont ouvriers ou employés ? Combien de sièges cela représenterait au conseil municipal ?
Les niveaux de revenus : qui a déjà fait l’expérience de la précarité dans l’assemblée ?
Le biais de sélection des assemblées municipales se retrouve aussi sur les niveaux de revenus. La fonction d’élu local n’attire pas forcément les les plus aisés, mais c’est surtout sur le bas de l’échelle des revenus que les écarts de représentation sont les plus forts. Il ne serait pourtant pas inutile d’avoir des élus qui ont fait l’expérience de la précarité pour cerner de quoi l’on parle quand on aborde les politiques du CCAS, de l’accès au logement ou de la tarification des services publics dans un contexte d’inflation. Quelle est la part de la population qui vit sous le seuil de pauvreté ? Combien de sièges cela représenterait au conseil municipal ?
Le logement : les conseils municipaux sont-ils réservés aux propriétaires ?
Sous la IIIe République, les conseils municipaux fonctionnaient comme un syndic de copro à l’échelle communale, en rassemblant les principaux propriétaires fonciers autour du notable local. Les temps ont changé, mais cet héritage reste plus présent qu’on le croit ! « En votant notre PLUi, on s’est rendu compte que tous les élus étaient propriétaires d’une maison » nous confiait embêté le maire d’une commune du périurbain nantais. Depuis, on pose systématiquement la question : avez-vous un locataire dans votre conseil municipal ? On vous laisse deviner la réponse… Quelle est la part des habitants qui sont locataires, dans le parc privé comme dans le parc social ? Combien de sièges cela représenterait au conseil municipal ?
Faites le test, on en reparle après !
On s’est laissé prendre au jeu, en faisant l’exercice sur nos communes de résidence. A Montreuil (Seine-Saint-Denis, 111 500 habitants), les locataires devraient occuper la majorité des 55 sièges : cela représente 61% de la population ! On aurait 14 élus vivant sous le seuil de pauvreté (un quart de la population) et 6 élus ouvriers (10% de la population).
On vous voit venir : vous allez nous dire que c’est vrai pour les banlieues des grandes métropoles, mais pas pour les petites communes rurales. Alors on a fait le test. Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire, 3 116 habitants) : sur les 23 conseillers municipaux, il y aurait 5 ouvriers, 4 employés, 9 locataires dont 5 en logement social. Personne sous le seuil de pauvreté, mais la majorité d’entre eux seraient des personnes non-imposables à l’impôt sur le revenu. 3 conseillers municipaux seraient des personnes sans voiture, et 7 seraient des personnes non-diplômées.
L’exercice serait encore plus vertigineux s’il était mené à l’échelle des assemblées communautaires. Mais tout aussi nécessaire ! Pour éviter que le troisième tour intercommunal accentue encore les inégalités de représentation.
Prendre conscience des inégalités de représentation… pour faire exister les absents
Entendons-nous bien : le but n’est pas d’aller chercher en catastrophe des personnes issues des classes populaires pour faire beau sur la liste ou de demander à une employée locataire de se porter candidate pour représenter uniquement les femmes employées qui ne sont pas propriétaires de leur logement.
Il s’agit pour les équipes municipales en devenir de prendre la mesure des inégalités de représentation à l’échelle locale, pour :
1/ Etre conscient de vos biais sociologiques : les élus (comme les services et les citoyens d’ailleurs) ont tendance à projeter la population à leur image, à concevoir les politiques locales à partir de leur propre vécu. Sauf qu’à la différence des agents et de vos concitoyens, votre mission d’élu est justement de travailler ces biais pour aider votre collectivité à les surmonter.
2/ Travailler sur les moyens de diversifier votre future assemblée, dans le choix des personnes qui figurent sur la liste, mais aussi et surtout dans le rôle qui leur sera confié tout au long du mandat. Tendre vers la parité sociale, ce n’est pas uniquement une question de casting : cela suppose aussi de faire évoluer la fiche de poste des conseillers municipaux pour qu’elle fasse sens pour les personnes qui les occupent.
3/ Redoubler d’attention pour les absents du conseil municipal, en trouvant d’autres moyens de les représenter malgré tout. L’occasion de se rappeler que la fonction d’élu est avant tout un travail d’enquête auprès des personnes dont vous êtes les représentants.
Dans notre prochaine Lettre aux 500 000, nous parlerons austérité, sobriété et gestion de la pénurie. Pour la recevoir directement dans votre boîte mail, il suffit de s’inscrire ici.
Quelques ressources pour vous aider à relever le défi
Si vous pensez qu’il faut défendre la parité sociale en politique, on vous encourage à suivre de près l’initiative Démocratiser la politique qui vise à construire une coalition pour exiger la parité sociale en politique. L’intérêt de cette recherche-action est de combiner deux approches. D’un coté, un travail statistique pour objectiver les écarts de représentation en analyse le profil des élus… et des candidats (leur rapport sortira en juin). De l’autre, l’animation de plusieurs groupes de pairs locaux avec des militants politiques issus des classes populaires pour qualifier le plafond de verre et trouver les moyens de le fissurer.
Si vous vous questionnez sur les façons de revitaliser vos (futurs) conseils municipaux pour sortir des jeux de posture qui mettent tout le monde en souffrance, vous pouvez regarder du coté de Fréquence commune qui accompagne les « listes participatives ». Avec une conviction : pour rendre l’action publique plus démocratique, il faut aider les élus à jouer plus collectif ! Après six ans passés sur le terrain, ils ont une bonne vision de qu’il faut faire (et ne pas faire) pour tendre vers une gouvernance plus horizontale et renforcer la collégialité au sein des équipes municipales.
Sur un registre plus décalé, on vous conseille le documentaire de Thomas Paulot qui couvre les précédentes municipales à Revin dans les Ardennes. Sauf qu’au lieu de suivre les candidats en place, il embauche un comédien pour prendre la tête d’une équipe municipale qui reste à construire ! En 2019, tout le monde s’interroge sur la place que prendront les Gilets jaunes dans les assemblées politiques locales. Six ans plus tard, la question n’a rien perdu de son actualité…
On a besoin de votre aide pour acheminer cette lettre à ses 500 000 destinataires ! Alors si ce texte vous a plu, on compte sur vous pour le diffuser autour de vous… ou pour le remettre en main propre aux (futurs) élus de votre territoire.